18/04/2018

Bilan d'un an de pouvoir quasi absolu...

--> Bilan d'un an de pouvoir quasi absolu...

-       Limitation drastique des contrats aidés au détriment des associations, des collectivités locales, des écoles, et de nombreux services publics,
-       Diminution de  l’'aide a logement, 
-       Suppression de l’impôt sur la fortune pour les détenteurs de valeurs ou de capitaux mais pas pour le patrimoine immobilier,
-       Augmentation de la CSG pour les retraités dés qu’ils touchent plus de 1200 € par mois contre une promesse de suppression de la taxe d’habitation… un jour futur,
-       Durcissement de la répression contre les réfugiés ET ceux qui voudraient leur venir en aide.
-       Assimilation de l’opposition à la politique d’extrême droite du gouvernement israélien à de l’antisémitisme.

Pour les côtés positifs :
-       Tentative de relancer l’Europe mais sans aucun résultat, vague référence à un noyau de pays qui avanceraient.
-       Défense du traité avec L’Iran.
-       Réaction contre l’usage d’armes chimiques par Bachar El Assad, de nature purement symbolique mais sans effet réel.


Macron est bien « en même temps »… En même temps de droite et de droite… comme tous ceux qui prétendent que la différence droite-gauche n’a plus lieu d’être alors que dans le monde qui se dessine elle est plus pertinente que jamais…


21/12/2017

Quelques précisions utiles à propos du partage de la Palestine en 1947

Le partage de 1947 :
Une iniquité !
par Maurice Buttin, président du CVPR-PO - 29 novembre 2017
Avant de contester la résolution de l’ONU du 29 novembre 1947 concernant le partage de la Palestine, il est nécessaire de situer en quelques lignes le problème dans son cadre historique.
De tous temps, la Palestine a été habitée par les Palestiniens, quel que soit leur nom. La contribution des Juifs, quelques centaines d’années avant Jésus-Christ, ou celle des musulmans sept siècles après, a, essentiellement, été un apport en religion plutôt qu’en population. Et celle-ci - arabes, musulmans, juifs et chrétiens - est de bonne entente
après la destruction de Jérusalem, en 70, par Titus et après la répression de la dernière révolte juive par Hadrien, en l’an 132, il reste très peu de juifs en Palestine. Ainsi, en 1918, il y en a environ 56 000 pour de 550 000 arabes, musulmans et chrétiens.
En 1897, à Bâle, lors de leur premier Congrès, les sionistes définissent leur programme - qu’ils mettront 70 ans (en juin 1967) à réaliser - : « le sionisme a pour but la création en Palestine, pour le peuple juif, d’une patrie, garantie par le droit public ».
En 1917, par la « déclaration Balfour », ils obtiennent une reconnaissance internationale, confirmée lors des accords de San Remo - partage du Proche-Orient entre les Français et les Britanniques - et lors de la proclamation des mandats, en 1922, par la SDN, le mandat sur la Palestine confié aux Britanniques, contenant la Déclaration.
Le soulèvement palestinien de 1937/39, très durement réprimé par les Britanniques, ne modifie au début pas grand chose. Les occupants envisagent même un premier partage de la Palestine (Commission Peel). Ce n’est que devant les risques d’une nouvelle guerre mondiale que les Britanniques changent en 1939 de politique et décident, dans un Livre Blanc, la stricte limitation de l’immigration juive et l’éventualité de la création d’un État palestinien unique dans les dix ans à venir. Toute idée de partage disparaît.
Les sionistes ne l’acceptent pas et répliquent par la confirmation de leur charte, lors d’un Congrès à l’hôtel Baltimore à New-York, en mai 1942 (Exigence d’un État juif sur toute la surface du mandat et rejet définitif de la thèse de l’État binational) puis, par une campagne de violence et de terrorisme, à la fin de la guerre, contre les Britanniques. Début 1947, la position de ceux-ci devenant intenable, ils décident d’abandonner leur mandat et de confier le sort futur de la Palestine aux Nations Unies.
Une Commission spéciale est chargée d’étudier la question du gouverne- ment futur de la Palestine. Fin août 1947 elle présente deux projets, l’un majoritaire qui propose le partage de la Palestine entre deux États, l’un juif, l’autre arabe, avec Jérusalem sous contrôle international. L’autre, minoritaire - représentants de l’Inde, de l’Iran, et de la Yougoslavie - qui préconise l’instauration d’un État fédéral, comportant un État juif et un État arabe, avec Jérusalem comme capitale. Je relève un point de ce projet, prémonitoire : « de la solution qui sera donnée à la question palestinienne dépendra dans une large mesure l’avenir de la paix et de l’ordre en Palestine et dans le Proche-Orient en général. A cet égard, il importe d’éviter que le séparatisme qui caractérise actuellement les relations des Arabes et des Juifs dans le Moyen-Orient s’accentue et donne naissance à un dangereux irrédentisme ; or, telles seraient les conséquences inévitables du partage, sous quel- le que forme que ce soit. »
Ni les Palestiniens - à qui rien n’est demandé ! - ni les États arabes (7 à l’époque à l’ONU) n’acceptent la résolution de partage.
Ils soulèvent :
         -  L’incompétence de l’Assemblée Générale de l’ONU, qui ne possède aucune souveraineté sur la Palestine.
         -  Un empiétement sur la souveraineté du peuple palestinien : aucun référendum n’est prévu. (Et pour cause les 2/3 de la population sont alors des Arabes).
         -  Une violation de la Charte de l’ONU: en vertu de l’article 1 de celle-ci, elle est tenue de respecter « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ».
         -  Un déni de justice : le recours à la Cour internationale de justice proposé par les États arabes, et une partie des membres de l’ONU, est rejeté par la majorité de la Commission. Les sionistes font alors le maximum de pression sur les membres de l’ONU, afin d’obtenir un vote favorable au partage. Ils réussissent à s’assurer le concours des États-Unis. Un premier vote intervient le 25 novembre 1947. Il manque encore une voix pour que la résolution soit acceptée (2/3 des voix), dont celle de la France. Le Président étasunien, Truman, va user de tout son pouvoir, allant, semble-t-il, jusqu’à menacer la France de lui couper les vivres... Le 29 novembre, l’Assemblée Générale de l’ONU adopte le plan de partage (résolution 181) par 33 voix contre 13 avec 10 abstentions. A noter que l’URSS, conformément au discours d’Andreï Gromyko à l’ONU, le 14 mai 1947 - appelé par certains la « déclaration Balfour soviétique » - a appuyé le partage, pensant qu’Israël pourrait devenir un nouvel État communiste... Pour le mouvement sioniste, ce vote est une énorme victoire, la reconnaissance de la fondation du nouvel État d’Israël qu’ils espéraient depuis 1897. Comme l’écrira Henry Cattan, le représentant palestinien à l’Assemblée Générale de l’ONU : « Le partage est une injustice flagrante, il donne aux immigrants juifs le gâteau (ils occupaient 6 % de la surface du mandat, ils obtiennent 56 %) et aux Palestiniens les miettes ». La première guerre israélo-arabe qui suivra (1948/49) permet à Israël d’élargir son territoire à 78 % du mandat britannique... Mais aussi d’expulser 700 000 Palestiniens, en application du vieux slogan : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre » ! C’est la Nakba !
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12/12/2017

Coup de colère....

Grande pauvreté, climat, diversité... aucune importance...  Le capitalisme financier gère trés bien tout ça... dans l'intérêt d’une infime minorité d’actionnaires. 
Et tous les gouvernements du monde trouvent ça très bien, le notre aussi en tout premier lieu.

07/12/2017

« Trump a dégradé la démocratie américaine comme jamais et éreinté son image »


Le Monde du 8/12/2017

Chronique. On s’est habitués. On n’y prête plus attention. On clique, on tourne la page, on change de chaîne. On a banalisé Donald Trump. On oublie que cette personne qui trouve le temps de fouiller les sites de l’extrême droite raciste, qui scanne à plaisir les publications numériques des théoriciens du complot et autres suprémacistes blancs, est le président des Etats-Unis. Il est à la tête de la plus puissantes des démocraties de la planète.
Il est responsable de l’image de la démocratie. Et c’est lui, le 45e président américain, qui s’attache ainsi à sélectionner soigneusement des vidéos bidon sur lesdits sites, puis à les diffuser aux 43 millions de fidèles de son fil Twitter !
La presse interroge les porte-parole de la Maison Blanche : comment Trump est-il tombé sur ces montages vidéo destinés à discréditer les musulmans du monde entier ? Réponse : le président fait lui-même ses recherches. Ces derniers jours ont pourtant été chargés. Ils ont vu la semaine du 27 novembre au 3 décembre s’achever sur le vote par le Sénat de la plus grosse baisse d’impôts que les Etats-Unis aient connue depuis 1986. Ils ont vu Donald Trump reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël – et compliquer un peu plus la reprise d’un éventuel dialogue israélo-palestinien.
Apparemment, ces événements n’ont rien à voir entre eux. Pourtant, ces journées-là représentent la quintessence du trumpisme.
Commençons par l’insulte faite au Royaume-Uni. Patouillant dans le fumier des sites de l’ultradroite raciste, Trump sélectionne trois vidéos de Britain First – groupuscule britannique spécialisé dans les provocations anti-islamiques.
Visions hallucinées
On imagine la scène : le successeur d’Abraham Lincoln cliquant sur trois montages racistes – censés montrer des musulmans agressant des non-musulmans – puis assurant leur diffusion. Il s’agissait de faux et d’images éditées hors de leur contexte.
Londres a protesté, Trump ne s’est pas excusé. Ses porte-parole l’ont défendu : le président a voulu attirer l’attention sur la violence islamis­te. Cela l’autorise à détourner des images. Trump est dans son univers : mentir, manipuler, monter une communauté contre l’autre, diviser.
Dans son édition d’octobre, le mensuel Vanity Fair cherche à comprendre. Il interroge cinq historiens. A qui peut-on comparer Trump ? La Maison Blanche a déjà connu quelques scènes exotiques – du républicain Richard Nixon sombrant dans le cognac lors du scandale du Watergate au démocrate Bill Clinton baissant son pantalon devant une stagiaire. Mais des menteurs compulsifs obsédés par leur propre personne, des ego dérangés passant de l’autoadulation à l’autocommisération, des hommes en proie à des visions hallucinées – Trump a vu des « milliers de musulmans » massés sur le pont de Brooklyn pour applaudir les attentats du 11 septembre 2001, des titulaires d’un QI incertain convaincus de leur supériorité intellectuelle, non, il n’y en a pas eu, disent les historiens.
Une réforme fiscale de nature religieuse
Les élus républicains ont pris la responsabilité historique de soutenir cet homme. A la sauvette, les 52 sénateurs du Grand Old Party lui ont donné, le 2 décembre, sa première victoire : le vote – qui sera confirmé par la majorité républicaine à la Chambre – de la réforme de la fiscalité. Il organise un énorme transfert de richesse au profit des entreprises et des plus riches des Américains. Il abaisse le taux de l’impôt sur les sociétés (de 35 % à 22 ou 20 %) afin, notamment, de lutter contre la délocalisation fiscale. L’Etat compensera la baisse de ses revenus en taillant dans les dépenses sociales.
Ce vote est de nature religieuse. Il obéit à un article de foi républicain : toute baisse d’impôt est dictée par Dieu. Surtout quand elle soulage les riches parce qu’ils redistribueront, sous forme d’investissements et de hausses des salaires, l’argent ainsi récupéré. Cela s’appelle la « théorie du ruissellement ». Elle ne s’est jamais avérée et les économistes la rangent sous l’étiquette de « l’économie vaudoue ». Outre que la réforme se traduira par une hausse substantielle de la dette américaine, elle va manifestement à l’encontre des intérêts d’une partie de l’électorat trumpiste.
Trump s’est fait élire sous la bannière de la révolte sociale. Il est le défenseur des laissés-pour-comp­te de la mondialisation. Il s’affiche comme le porte-parole des « petits Blancs », privés de leur emploi, de leur dignité, de leur santé, par l’accélération libre-échangiste et technologique des trente dernières années.
Concilier populisme et politique économique
Seulement voilà, Trump est l’élu d’un Parti républicain qui s’est donné pour tâche de démolir l’Etat social rooseveltien, qui ­diabolise l’impôt, l’assurance-santé et l’expansionnisme de l’Etat fédéral. Richissime promoteur immobilier, Trump s’est volontiers converti au catéchisme républicain. Mais il doit en permanence résoudre cette contradiction : concilier son populisme avec sa politique économique.
C’est là qu’intervient son activisme quotidien sur Twitter. Trump sait qu’une partie de la révolte sociale est d’origine culturelle. Contre l’élitisme libertaire du Parti démocrate, les républicains ont su gagner une partie de l’électorat populaire. Trump entretient son public. Il cultive, et exploite, le désarroi de l’opinion face à l’immigration, à l’islamisme, à l’étranger – déployant ce discours victimaire d’une Amérique malmenée par tous les maux de l’époque.
Pour le moment, ça marche. Les historiens peuvent dire, avec raison, que cet homme a dégradé la démocratie américaine comme elle ne l’a jamais été et éreinté son image dans le monde entier. Il reste cette réalité : le noyau dur électoral du trumpisme tient bon, régulièrement revitalisé par les Tweet du patron.

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/07/trump-a-degrade-la-democratie-americaine-comme-jamais-et-ereinte-son-image_5225910_3232.html#ugJB9i6ci4zPZPw7.99


26/11/2017

Jeunesses et radicalisation - Aouatif El Fakir, Jacques Ould Aoudia

Jeunesses et radicalisation
sur les deux rives de la Méditerranée
Article publié dans la revue « le débat » n° 197 – novembre décembre 2017
Comme toutes les zones du monde, la région constituée par les pays des rives nord et sud du pourtour méditerranéen est profondément affectée par la globalisation. La majeure partie de ses habitants sort perdante de la mondialisation, dont les grands bénéficiaires sont les pays d’Asie de l’Est qui se sont arrachés au sous-développement et les classes riches dans tous les pays. Par-delà les singularités de chacune de ses parties, nous identifions deux caractéristiques communes à toutes les sociétés de la zone, au nord comme au sud : d’une part, une montée générale des crispations identitaires ; d’autre part, le report sur la jeunesse du poids de ces difficultés.
Nous relions ces deux caractéristiques à la montée de l’extrémisme violent, dans un jeu de causalités complexes, mobilisant un grand nombre de facteurs politiques, sociaux, psychologiques, historiques, religieux, géostratégiques. Pourquoi et comment des milliers de jeunes s’engagent-ils « corps et âme » dans cette aventure funeste ? Nous sommes là devant un fait social total, mobilisant un nombre élevé d’individus, d’institutions, de sociétés autour de la Méditerranée et en dehors.
Ce texte se propose d’apporter des éclairages sur le nœud qui s’est ainsi formé dans notre grande région, en portant une attention particulière à son côté sud actuellement moins exploré pour améliorer nos connaissances sur ce phénomène et mieux le réduire.
Nous commençons par l’examen du contexte dans lequel s’effectue cette montée de l’extrémisme violent dans les sociétés et communautés de culture musulmane, au sud comme au nord. Un contexte marqué par deux mouvements de fond qui les traversent depuis quelques décennies : la montée de l’affirmation religieuse au sein des sociétés, qui est la forme que prend cette crispation identitaire affectant l’ensemble de cette région, et l’émergence de l’individu qui s’exprime avec le plus de force dans la jeunesse, phénomène touchant plus particulièrement les sociétés et communautés de culture musulmane. Au nord, les blessures identitaires et sociales
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provoquées par la mondialisation suscitent un besoin d’ordre, de conservatisme, une inquiétude identitaire, un repli dans le refus de l’autre, qui pavent le chemin des mouvements xénophobes, au risque de violents conflits. Ces divers mouvements nourrissent la radicalisation d’une partie de la jeunesse, tant au sud qu’au nord, en un faisceau de causes mêlées.
L’islamisation des imaginaires sociaux
Une puissante montée de l’expression religieuse dans les sociétés de culture musulmane est à l’œuvre depuis plus de trente ans, affectant tous les acteurs, à tous les niveaux des relations sociales. Cette vague mobilise des centaines de millions de musulmans dans le monde en un renversement récent, radical et durable des imaginaires sociaux de ces sociétés.
Après des années de présence discrète, l’islam se donne à voir, au sud comme au nord. Mosquées pleines d’un public de tous âges, débordant dans la rue pour la prière du vendredi et celles du mois de ramadan ; espace urbain où les signes des prescriptions islamiques (barbe, foulard) se multiplient, devenant, pour ce qui concerne le voile, une norme sociale répandue à travers toutes les couches sociales, dans la majorité des cas à l’initiative des femmes, vécue pacifiquement (entre amies, entre générations, entre hommes et femmes), mais pouvant aussi signer une contrainte pesant sur elle ; augmentation du nombre de pèlerins à la Mecque, y compris dans les classes à faible revenu : faire le haj est un investissement lourd pour nombre de personnes des pays du Sud (de l’ordre de 3 000 à 4 000 euros), mais il accorde un statut hautement valorisé lors du retour dans le quartier, dans le village ; demande croissante d’activités financières respectant les préceptes islamiques ; multiplication des constructions de mosquées, notamment dans les quartiers populaires et dans les villages, financées par des bienfaiteurs émigrés ou avec des fonds de donateurs du Golfe; multiplication des organisations de solidarité d’inspiration religieuse depuis que les ajustements structurels promus par le FMI dans les années 1980 ont réduit les politiques publiques en direction des populations démunies.
On constate également une large audience des multiples chaînes satellitaires diffusant des programmes religieux qui véhiculent l’islam wahhabite, chaînes qui se livrent une concurrence effrénée pour recruter les prédicateurs vedettes. Elles promeuvent d’innombrables programmes visant les femmes, les enfants, les adolescents. Internet et les réseaux sociaux ont en outre envahi les pratiques, notamment des jeunes. Ils véhiculent en majorité des versions rigoristes du discours religieux.
Ce mouvement vers la religion se donne à voir, mais aussi à entendre, dans les
multiples applications qui égrènent sur les téléphones portables les appels aux cinq prières quotidiennes ou la lecture du Coran.
Ce mouvement se caractérise par une pression à toujours plus de signes religieux dans tous les espaces (familles, espace public, institutions, vie sociale). S’y opposer,
Jeunesses et radicalisation - Aouatif El Fakir, Jacques Ould Aoudia Page 3 sur 16
c’est « s’opposer à la volonté de Dieu ». La résistance à l’envahissement du signifiant religieux est de plus en plus difficile (par exemple, la puissance des haut-parleurs du muezzin que personne n’ose défier). On assiste à des pressions croissantes pour la séparation des sexes dans les espaces publics. Une obsession de la conformité aux normes religieuses dans tous les détails de la vie courante (de quelle couleur s’habiller, combien de temps allaiter son enfant, serrer la main de lui ou elle, organiser une fête familiale). Cela va jusqu’à une inflation de l’évocation du nom de Dieu dans les conversations.
Dans ses formes avancées, ce mouvement entraîne une frénésie à couper le monde entre ceux qui se considèrent comme les « vrais musulmans » et les autres, les « mécréants » divisant la société jusqu’à de très fins échelons (au niveau des familles), créant ainsi un environnement favorable à de graves intolérances religieuses.
Plus profondément, on assiste à une remontée des taux de fécondité dans la plupart des pays arabes. Ceux-ci étaient jusqu’aux années récentes à la baisse, au point de dessiner une dynamique de transition démographique la plus rapide du monde1. Même si l’idéologie n’est pas le seul facteur explicatif de ce retournement, elle joue un rôle certain dans ce pied de nez inattendu aux projections de ralentissement démographique au sein de cette région du monde.
Globalement, ce mouvement ne procède pas d’une montée du spirituel. L’islam a toujours constitué la dimension structurante de toutes ces sociétés. Ce qui est nouveau, c’est l’envahissement des manifestations de la religion dans le champ social. Cet envahissement procède d’une religiosité de démonstration, une religiosité d’appartenance au groupe, d’affirmation identitaire, contre « les autres », c’est-à- dire ceux qui dominent les champs du pouvoir, de la richesse et qui façonnent les normes sociales dominantes copiées sur les normes occidentales2. Chez les moins instruits, la pensée magique de la religion a remplacé la superstition pour expliquer le monde. Ainsi, ce sont les versets du Coran qui guérissent, protègent du mal, prémunissent des dangers, et ce sont les invocations qui donnent la richesse, etc. Cette ré-émergence du religieux va de pair avec la montée d’un conservatisme sociétal et d’une demande d’ordre et d’autorité que chevauchent certains gouvernements de la région (Égypte mais aussi Turquie).
Cette prégnance croissante de la religion est soutenue par les institutions religieuses qui diffusent depuis longtemps une approche de l’islam selon laquelle la dimension normative est majeure, transformant les textes en code pénal, écrasant la dimension spirituelle. Cette orientation est appuyée et soutenue par le wahhabisme, qui travaille en profondeur cette vague montante et pèse pour en accentuer la tournure rigoriste et le rejet de l’altérité, faisant déborder la religion dans l’idéologie et la politisation autour des préceptes salafistes.
1. Youssef Courbage, « Le baby-boom imprévu du monde arabe », L’Opinion, 18 octobre 2015.
2. Mahdi Elmandjra parle de l’humiliation comme instrument de gouvernance et d’humiliocratie dans
Humiliation à l'ère du méga-impérialisme (sans lieu ni éditeur), 2003.
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Au nord, cette affirmation identitaire au sein des communautés de culture musulmane prend la forme d’un repli communautaire allant jusqu’au rejet de l’intégration pour certaines parties de ces populations, surtout parmi les jeunes.
Cette islamisation des sociétés trouve au Sud sa traduction dans les scores électoraux. La marche politique des sociétés de tous les pays de culture musulmane est marquée par cette poussée générale vers la religion 3.
En témoignent les résultats des urnes dans les pays arabes secoués par des mouvements populaires depuis 2011 : les partis se réclamant de l’islam, sortis de la clandestinité comme en Tunisie, ont obtenu partout des majorités relatives lors d’élections non contestées, depuis 2011 et avant même à Gaza, en Turquie. Ces résultats traduisent le discrédit des partis politiques issus des indépendances4, mais aussi la légitimité acquise par les organisations islamistes qui œuvrent depuis des années dans les quartiers populaires et dans la petite bourgeoisie (Égypte, Turquie, Maroc) sur le terrain caritatif et social (aide aux démunis, soutien scolaire, secours d’urgence en cas de catastrophe naturelle), terrain que les États ont abandonné dans les années 1980, suivant en cela les prescriptions des institutions financières internationales au nom d’impératifs budgétaires.
Dans chacun des principaux pays arabes, cette poussée électorale vers les partis « islamistes » a été digérée par les pouvoirs en place. Chacun des pays a trouvé « un arrangement avec le Bon Dieu », en phase avec son histoire et les forces sociales qui le composent. En Algérie, les élites militaires qui dirigent le pays ont abandonné la société aux partis islamistes légaux, tout en redistribuant à la population une partie de la rente au moment des poussées contestataires de 2011 qui ont coïncidé avec les plus hauts cours du pétrole. Au Maroc, le pouvoir royal dispose d’une légitimité enviable dans la région. Il tient fermement la barre, laissant le parti islamiste, sorti majoritaire des urnes lors des élections successives, se casser les dents sur la réalité de la gestion quotidienne du pays. En Tunisie, le compromis, réalisé avec l’adoption de la Constitution à la quasi-unanimité du Parlement issu des premières élections non contestées, se prolonge au niveau du gouvernement d’union entre les deux principales forces qui structurent la vie politique du pays, les islamistes et les séculiers, assurant un fragile équilibre. En Égypte, c’est la situation autoritaire qui prévaut. L’absence de compromis à l’horizon y maintient un niveau de violence élevé depuis l’alternance musclée entre l’islamiste Morsi et le militaire Sissi. En Turquie, le pouvoir islamo-conservateur s’appuie sur une demande d’ordre et un fort conservatisme inspiré par la religion, majoritaire dans la population. La tentative de coup d’État en 2016 et le référendum constitutionnel de 2017 le confortent dans son emprise autoritaire sur les libertés.
3. Tous ces pays, depuis leur indépendance, ont inscrit la charia comme source du droit dans leur Constitution : Baudouin Dupret, « Dans la plupart des États arabes, la charia est la source principale du droit », Le Monde, 14 décembre 2011.
4. Driss Ghali, « Et le piège du
PJD se refermera sur le Maroc », HuffPost Maroc, 22 mars 2017.
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Partout, les pouvoirs politiques ont ainsi enregistré cette montée du fait religieux dans les sociétés et y ont répondu, chacun, avec ses ressources politiques et son histoire, conduisant à des équilibres plus ou moins instables.
Les raisons du religieux
Pourquoi un tel retournement des imaginaires sociaux ? Un ensemble de faillites et de ruptures explique ce phénomène. Tout d’abord, le fait que les démarches de modernisation / sécularisation des modes de vie, engagées après les indépendances (code de la famille en Tunisie, politiques publiques sécularisées des partis Baas en Syrie, en Iraq, courant culturel moderniste et séculier dans l’Égypte de Nasser, dans l’Algérie postindépendance) ne se sont pas accompagnées d’un développement politique et économique comme l’ont connu les pays d’Asie de l’Est. Bien plus, cette sécularisation s’est faite, en Turquie, Algérie, Tunisie, avec un mépris affiché pour les croyants, considérés comme « arriérés » face à la « modernité » qui ne pouvait être qu’occidentale et séculière5.
Autre faillite, celle des mythes d’après les indépendances (panarabisme, socialisme arabe), à laquelle se sont ajoutés les échecs militaires face à la « morsure » d’Israël6 vécue comme « catastrophe » (nakba). Enfin, avec la mise en œuvre des politiques de libéralisation, on a assisté à la rupture du contrat social qui associait autoritarisme, emplois massifs dans la fonction publique et faible pauvreté monétaire. Inégalités sociales et régionales, montée de la corruption se sont ensuivies7. S’ajoutent les diverses instrumentalisations des forces locales par les pays dominants (conflits Est- Ouest, politique occidentale de « deux poids deux mesures » dans le conflit arabo- israélien, première et deuxième guerre du Golfe) conduisant les dirigeants arabes à utiliser des tiers externes à la région pour tenter de régler des conflits internes, avec des effets systématiques d’approfondissement des conflits et de renforcement du sentiment d’humiliation.
Ce mouvement de retour du religieux dans les sociétés rencontre les financements des pays du Golfe, notamment de l’Arabie saoudite, qui offrent aux acteurs locaux de larges moyens matériels et, avec la doctrine wahhabite, une armature idéologique. Ces diverses instrumentalisations des forces locales par les pays dominants et les financements des pays du Golfe ont ajouté à l’entropie du système.
Mais l’instrumentalisation de la religion n’est pas seulement le fait de forces extérieures. Tous les dirigeants de la région, y compris au sein des pays « laïques », à la recherche de légitimité pour tenter de consolider leur pouvoir devant les faillites signalées plus haut, ont manipulé le sentiment religieux, notamment en soutenant une matrice éducative acritique, formant les esprits à la soumission et au rejet de l’autre dès le plus jeune âge.
5. Le roman d’Orhan Pamuk, Neige (Gallimard, 2007) décrit parfaitement ce point.
6. Georges Corm,
Le Proche-Orient éclaté (1956-2012), Gallimard.
7. Jacques Ould Aoudia,
Croissance et réformes dans les pays arabes méditerranéens, Karthala et AFD, 2008.
Jeunesses et radicalisation - Aouatif El Fakir, Jacques Ould Aoudia Page 6 sur 16
À la base même de l’enseignement dans les pays arabes, un radicalisme implicite.
L’interprétation de l’islam qui a fini par imposer sa tradition depuis le XIIIe siècle au terme d’intenses luttes politiques et théologiques nourrit en effet une sacralisation des textes qui bloque tout débat, une vision binaire du monde (le bien/le mal, prohibé/autorisé : halal/haram) en un discours qui prône la rupture avec l’autre (eux/nous) comme grille indépassable de lecture du monde. Cette interprétation, qui est massivement diffusée dans le discours religieux et l’enseignement public, tire sa force de ce qu’elle est considérée comme la seule licite car « dictée par Dieu lui- même », alors qu’elle résulte dans les faits d’une lutte politique entre êtres humains8. C’est l’occultation farouche de la part humaine de l’interprétation actuelle de l’islam qui verrouille toute ouverture sur une nouvelle lecture des textes.
L’instrumentalisation de la religion ainsi interprétée pour lutter contre la pensée progressiste ou contre l’URSS (comme en Afghanistan) a accentué le phénomène.
Portées par « une pensée sclérosée barricadée derrière la citadelle de l’identitaire et la hantise d’une aliénation occidentale9 », les semences du radicalisme sont ainsi présentes dans les discours des institutions du culte et d’éducation dans tout le monde musulman. Outre le fait que les systèmes d’enseignement ainsi formatés produisent des résultats très défavorables à l’acquisition de connaissances10, les espaces d’éducation dans les pays de culture musulmane sèment ainsi les germes de la radicalisation, notamment dans le rapport à la connaissance (absence de pensée critique), à l’autorité (soumission), à la femme (inégalité des sexes) et dans le rapport à l’autre (le mécréant, l’ennemi). La propagande jihadiste se coule parfaitement dans cette éducation banalement acritique ! Il y a ainsi capillarité entre l’islam quotidien, l’islam officiel, et l’islam jihadiste.
Au total, la combinaison de ces composantes multiples a fourni les ferments d’un sentiment de revanche aux dimensions identitaires et sociales mêlées, porté par de larges fractions des sociétés de culture musulmane.
Contradictions et résistances
8. La pratique de l’islam d’aujourd’hui a été fixée au XIIIe siècle, au terme de plusieurs siècles de luttes idéologiques et politiques, contre celle prônant le libre arbitre et la rationalité, mettant l'amour et l'ascétisme au centre de la recherche spirituelle, rejetant tout dogmatisme religieux et favorisant la recherche scientifique et l’apprentissage de la philosophie.
9. Asma Lamrabet, L’Économiste, n° 4908, 30 novembre 2016.
10. Le classement PISA de 2016, malgré les réserves que l’on peut faire à toute comparaison internationale, confirme le retard des écoliers arabes (consultable en ligne).
Le
Rapport arabe sur le développement humain 2003. Vers une société du savoir publié en 2003 par le PNUD débouchait déjà sur les mêmes constatations.
Ce mouvement d’islamisation des sociétés, comme tout mouvement social profond, n’est pas exempt de contradictions, notamment entre poussées vers l’individualisme des comportements (nous y reviendrons) et conformité aux règles religieuses, entre affichage pieux et pratiques concrètes. Ainsi, entre l’interdiction de
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la représentation humaine et la profusion des millions de clichés à partir du téléphone portable, y compris dans les médias les plus rigoristes; ainsi, en matière vestimentaire, la combinaison du foulard et du maquillage; ainsi la mode « mipsters », moitié musulmane, moitié hipster... Une minorité se dirige même vers l’athéisme, plus ou moins affiché.
Au sud, de larges fractions de la population, urbaines, instruites, maîtrisant la langue française ou anglaise, résistent à ce mouvement pour défendre leur mode de vie en voie de sécularisation. Ayant adopté des comportements sociaux proches de leurs équivalents au nord de la Méditerranée, elles sont les interlocutrices privilégiées des médias, des intellectuels, des politiciens du Nord qui se reconnaissent dans le miroir qu’on leur tend. Ainsi, le Partenariat euro-méditerranéen fondé à Barcelone en 1995 avait façonné une « société civile arabe » entièrement francophone ou anglophone, fonctionnant selon les codes européens, en ignorant totalement les individus et les organisations arabophones.
De nos jours, la Tunisie illustre la version pacifiée de cette opposition qui traverse toutes les sociétés de culture musulmane, avec l’adoption de la Constitution par un compromis entre les forces qui s’appuient sur cette vague d’islamisation et celles qui défendent une société sécularisée. Des intellectuels se sont organisés après les assassinats de leaders politiques de gauche par des islamistes et restent vigilants sur les dérives possibles dans une situation qui demeure fragile, exposée comme partout aux attentats terroristes. À l’opposé, l’Égypte marque la violence de l’absence de compromis : les islamistes, avec le président Morsi, ont voulu « tout prendre » quand ils avaient le pouvoir. Ils ont tout perdu, et le président Sissi, qui a récupéré le pouvoir, fait de même en « prenant tout », sans même chercher le moindre compromis11. Le raidissement autoritaire du pouvoir en Turquie, après l’échec du coup d’État de 2016, illustre également la difficulté de l’Islam politique à passer des compromis.
Au nord les populations issues de l’immigration de culture musulmane, dans leur majorité, s’intègrent dans leurs sociétés d’accueil, comme en témoignent leur inscription progressive dans toutes les strates sociales et les mariages mixtes. Elles sont cependant affectées à la fois par les actes d’extrême violence commis par les jihadistes sur leur sol et par la montée des positions xénophobes. Une coupure au sein de ces populations issues de la migration se dessine entre ceux qui poursuivent leur trajectoire d’intégration et ceux qui en ont décroché.
Le mouvement jihadiste
Au sein des populations qui participent de ce retour vers l’affirmation religieuse, les positions vis-à-vis de l’expression jihadiste sont diverses. Une partie des personnes, sincèrement engagées dans cette intensification de la pratique religieuse est horrifiée par les actes des jihadistes : « Ce n’est pas l’Islam ! » Même quand elles sont prises dans la dérive rigoriste, elles se dressent, au nom de l’islam, contre
11. Jacques Ould Aoudia, « Entre compromis et violence, les sociétés arabes ont émergé depuis 2011 », Confluences Méditerranéennes, n° 94, 2015/3.
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l’islamisme, en refusant d’assumer l’islamité de ces mouvements. Une autre partie se dédouane encore plus catégoriquement en attribuant les agissements de ces groupes aux manipulations de forces externes (services secrets US, israéliens, voire iraniens, selon la théorie du complot). Les membres des institutions religieuses se divisent, entre ceux qui s’engagent dans une réflexion critique et ceux qui s’arc-boutent sur l’orthodoxie, perpétuant ainsi la matrice implicite de la radicalité. D’autres, enfin, adhèrent plus ou moins activement aux arguments des extrémistes, créant un halo de sympathie autour du noyau dur des islamistes radicaux.
Les organisations jihadistes s’adossent à ce mouvement vers la religion que connaissent les sociétés. Jouant sur le continuum entre islam populaire, islam des institutions et islam salafiste, elles développent une propagande adroite en mobilisant quatre grands « rêves » puisant au cœur des imaginaires sociaux arabo- musulmans12 : le rêve du khelafa/califat d’unification de la communauté musulmane mondiale, la Oumma (idéal sunnite de l’unité arabe) ; le rêve de dignité face aux injustices sociales (idéal du mouvement du socialisme arabe) ; le rêve de pureté par la stricte observance littérale (idéal salafiste) ; le rêve de salut pour la fin du monde et la résurrection au pays de Cham, l’actuelle Syrie (idéal du soufisme). C’est en jouant sur ces quatre idéaux que le mouvement jihadiste pousse des jeunes du monde entier à s’engager corps et âme auprès de lui, en opposant radicalement le monde des « vrais musulmans » aux autres, « mécréants » de toutes sortes.
Ce mouvement jihadiste combine attraction par la promesse d’accéder à ces rêves- là et répulsion par les horreurs qu’il commet. Mais en revendiquant ces dernières et en les mettant en scène, il les retourne en facteurs d’attraction pour ceux qui s’engagent à ses côtés. Sa stratégie brandit hautement le mal. Elle bénit Dieu pour ses succès militaires et politiques comme pour ses échecs, présentés comme autant de mises à l’épreuve par la puissance divine et donc la preuve de son soutien. Cette stratégie désarme l’autre par sa radicalité même, elle fait le vide entre soi et l’autre, marquant ainsi l’absence irréductible de compromis. C’est sur ces bases que le mouvement jihadiste affronte les sociétés du Nord désenchantées, dans un engagement « total », face à la coalition militaire occidentale pratiquant l’hyper- technicisation du conflit et la marchandisation (illusoire) du courage par la mobilisation de mercenaires.
Ainsi, par leurs agissements et l’habile communication de ces agissements, les jihadistes opèrent une tentative de putsch permanent pour « prendre le pouvoir » sur la communauté musulmane mondiale, sommée de choisir son camp à chaque proclamation, à chaque massacre.
Au total, ce puissant mouvement vers une religiosité ostentatoire au sein des sociétés de culture musulmane, au sud comme au nord, entraîne tout à la fois une radicalisation d’une partie des musulmans, attisée et financée par les wahhabites
mais trouvant des causes endogènes profondes, et une islamisation de la radicalité, face aux multiples injustices, au double langage, au sentiment d’humiliation hérité du
12. Selon Ahmed Abadi, théologien, secrétaire général de la Rabita Mohammadia des oulémas (Maroc).
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colonialisme et revivifié par les interventions extérieures des pays occidentaux sur les scènes locales.
Émergence de l’individu
Parallèlement à ce mouvement d’islamisation, on constate l’émergence de l’individu dans les sociétés du monde arabe, comme dans toutes les sociétés du sud de la planète.
L’éducation de masse, menée depuis les indépendances, malgré ses faiblesses qualitatives, a modifié anthropologiquement les sociétés du monde arabe en diffusant un enseignement massif, notamment dans le supérieur13. À ce puissant facteur de changement, s’ajoute l’urbanisation croissante des sociétés de la région qui tend à défaire les liens communautaires, ainsi que la diffusion des moyens de communication digitaux. Une partie majoritaire des jeunes dispose désormais d’une voix et des moyens technologiques de la partager. Une voix pour s’exprimer, agir, s’informer, échanger des savoirs et des idées, contester, proposer, s’engager, mais aussi intoxiquer, menacer, embrigader...
Les réseaux sociaux font partie des principaux vecteurs de cette profusion des voix, des expressions des jeunes. À flux continu, suivant une progression exponentielle, s’échangent des informations, messages, photos, vidéos, véhiculant le meilleur, le médiocre et le pire.
Ce mouvement se traduit également par la multiplication des organisations de la société civile qui jouent un rôle de substitution aux partis politiques traditionnels largement défaillants. Selon une étude du ministère de l’Intérieur au Maroc publiée en septembre 2016, le nombre des associations est passé de 4 000 en 1990 à 116 000 en 2016. En Tunisie, les associations étaient 8 000 avant 2011 (toutes contrôlées par l’État). Elles étaient à 18 000 en 2016 avec la libération du champ associatif après les mouvements contestataires de 2011. Le foisonnement de ces organisations offre des espaces considérables aux multiples volontés des jeunes du monde arabe de s’exprimer, d’échanger, d’agir, de créer. Ces nouvelles capacités acquises, notamment par les jeunes, développent un intense désir de reconnaissance.
Cette tendance lourde à la multiplication des voix signe l’émergence de l’individu, donc de la liberté individuelle. La société sort progressivement de la culture de soumission14, elle tend à s’autonomiser des régulations autoritaires antérieures (père
13. Au Maroc, il y avait, au moment de l’indépendance, 451 personnes disposant d’un niveau post-bac. Les urgences politiques du pays (construire un État-nation, les infrastructures institutionnelles d’un État moderne...) ont conduit à concentrer sur la capitale les rares cadres formés dans un système d’enseignement moderne. Aujourd’hui, ce sont plusieurs centaines de milliers de Marocains qui disposent de ce niveau d’instruction. Ils sont répartis sur tout le territoire et demandent à s’exprimer, consommer, entreprendre, agir à leur niveau, c’est-à-dire au niveau local. Ces mutations sont à la base des modifications dans la gouvernance du pays. Le Maroc a ainsi entrepris une décentralisation, accentuée dans la nouvelle Constitution de 2011.
14. Mohamed Tozy, Monarchie et islam au Maroc, Presses de Sciences Po, 1999.
Jeunesses et radicalisation - Aouatif El Fakir, Jacques Ould Aoudia Page 10 sur 16 de famille, chef du village, imam, administration ou parti, dirigeant politique), et donc
à se subjectiver.
Les conséquences en termes de régulations sociales et de gouvernance sont considérables. La décentralisation favorisant l’émergence des territoires pour accueillir toutes ces énergies nouvelles est une réponse majeure : elle peut mobiliser ces énergies réparties sur les territoires tout en contribuant à réduire les disparités régionales qui sont apparues comme d’importantes sources d’exclusion. À noter que ce mouvement concerne toutes les sociétés du Sud et pousse, partout, à la transformation de la gouvernance. Les pays du Sud qui ne tiendraient pas compte de cette émergence doivent s’attendre à de graves crises politiques.
Mais cette émergence de l’individu dans les sociétés de culture musulmane est fortement contrariée par deux phénomènes : d’une part, l’absence d’opportunités offertes aux jeunes au regard de leurs capacités nouvelles qui libèrent un fort désir d’être et d’agir ; d’autre part, le fait que cette émergence forme des individus ayant acquis des libertés sans apprentissage de la responsabilité individuelle : ce sont, majoritairement, des « individus incomplets », qui ne trouvent pas les modalités du passage à l’action dans le champ social.
Le décrochage de larges parties de la jeunesse
On a vu que la grande masse des jeunes des pays arabes a acquis depuis les indépendances un niveau d’éducation notoirement supérieur à celui de leurs aînés. Mais ces capacités nouvelles en termes de compétences scolaires et universitaires ne rencontrent pas d’opportunités sur le marché de l’emploi. L’accès aux emplois valorisés reste confisqué par les enfants des classes dirigeantes, qui ont la possibilité de faire des études dans des établissements privés et/ou à l’étranger.
La grande masse de la jeunesse du monde arabe se trouve ainsi en situation d’exclusion sociale, qui se manifeste notamment par le niveau très élevé du chômage des jeunes, tout particulièrement des jeunes diplômés, qui restent de longues années sans activité ou sont obligés d’accepter des emplois sous-qualifiés. Ce point est largement documenté dans les études nationales et internationales depuis plus de vingt ans15. À côté des jeunes diplômés sans emploi, une grande partie des jeunes sans diplômes vit de petits boulots, du commerce de produits licites (par la contrebande) ou illicites (drogues). Même si les seconds n’ont pas le niveau d’éducation des jeunes diplômés, ils disposent de capacités à s’exprimer dans les formes modernes de la communication supérieures à celles de leurs parents, à la suite du mouvement de scolarisation massif effectué dans les pays arabes16. Les uns et les autres sont pris dans la fascination de la consommation des produits « modernes », relayée sans relâche dans les médias, à portée de main dans les grands centres commerciaux qui se répandent dans les pays et dont ils restent exclus.
15. Voir, notamment, « Cycle de réflexion sur les transitions économiques en Méditerranée », Centre méditerranéen pour l’Intégration (CMI), juillet 2014.
16. Jacques Ould Aoudia (2008) ibid.
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Mais l’exclusion de la jeunesse arabe est aussi politique : ce sont les jeunes qui ont mis le feu aux poudres des mouvements qui ont traversé tous les pays arabes à partir de la fin 2010, mais ce sont les caciques, les insiders, qui ont finalement tiré les marrons du feu en les disputant aux partis islamistes qui ont alors émergé au grand jour.
Ces capacités nouvelles créent un intense et légitime désir d’action et de reconnaissance17, dont le déni relève du mépris et de l’humiliation. Or nous sommes bien dans une situation de déni : ces capacités, accrues dans des proportions inégalées, ne rencontrent pas d’opportunités à leur échelle. Le sentiment de ne pas trouver sa place dans la société se répand18. Cela concerne massivement les jeunes du Sud. Mais au Nord, de larges fractions de la jeunesse, notamment celle des quartiers périphériques où se concentrent de fortes proportions de la population issue de la migration, se heurtent au «plafond de verre» dans leur volonté d’ascension sociale.
Au sud, des jeunes continuent de se jeter à corps perdu vers l’Eldorado européen en de dangereuses traversées de la Méditerranée, s’immolent par le feu ou s’engagent dans un dévissage social au niveau individuel (drogue, délinquance, suicide) et, pour une partie d’entre eux, dans le « rêve jihadiste ». De fait, une partie de la jeunesse au sud (mais aussi au nord) est aujourd’hui source d’insécurité. Elle devient la « classe dangereuse19 ».
Un individu « incomplet »
Les jeunes disposant ainsi d’une voix vivent une seconde contradiction qui porte sur la nature même de ces capacités nouvelles acquises par l’extension quantitative de l’éducation. On constate, pour la grande masse des jeunes, la faiblesse de la formation à la pensée critique, à l’autonomie de réflexion, la médiocre capacité à comprendre le monde complexe, les nuances, à accepter l’innovation, la différence. Ces faiblesses sont le résultat d’une pédagogie acritique, qui évite, finalement, l’apprentissage de la responsabilité individuelle et collective. Ce phénomène rejoint celui évoqué plus haut sur la matrice cognitive transmise par les systèmes d’éducation dans le monde arabe.
On a donc, dans les sociétés de culture musulmane, une masse d’individus jeunes, exclus des dynamiques sociales, économiques, politiques, qui contestent l’autorité sous ses différentes formes, mais avec une très faible expérience de la responsabilité individuelle. De fait, ils exigent l’accès à la consommation : ils demandent des moyens de mobilité (mobylette, scooter, automobile), de communication (téléphone portable, tablette), d’apparence vestimentaire (marques). Mais ils refusent, souvent, le travail physique et restent dépendants économiquement des parents tout en
17. Axel Honneth, La Société du mépris, La Découverte, 2006.
18. Rim Ben Ismail, « La violence de l’histoire à l’égard des jeunes », et Imed Melliti, « Des géographies de l’exclusion à la géographie du mépris », séminaire
AFD du 2 mai 2017, « Regards croisés sur le mal-être de la jeunesse tunisienne (consultable en ligne sur le site de Nawaat).
19 Laurent Muchielli, « Violence et délinquance des jeunes »,
Ce que nous savons des jeunes, PUF, 2004.
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revendiquant leurs droits à la liberté. Cette contestation de l’autorité s’accompagne d’une montée inédite de la violence dans la jeunesse urbaine qui n’est pas seulement liée à la pauvreté20 et d’un taux de suicide de jeunes en forte croissance.
L’une des manifestations de ce phénomène est apparue depuis quelques années avec l’abandon des parents âgés par de jeunes couples des classes moyennes, écrasés par les charges de la « vie moderne » : emprunts à rembourser pour financer l’appartement et la voiture, mensualités pour payer la scolarité des enfants dans une école privée, il ne reste plus rien pour la solidarité envers les parents, pourtant présentée comme une valeur sacrée dans les sociétés du Sud. On a ainsi, d’un côté, des couples des classes moyennes qui surnagent dans la « modernité » réduite à la consommation, de l’autre des vieillards abandonnés à la charité des voisins ou même à la mendicité.
Les défaillances qualitatives du système d’éducation sont là. Elles concernent à la fois l’éducation délivrée par les systèmes nationaux ainsi que la culture familiale, celle-ci bousculée par l’irruption de la modernité, alors que les régulations traditionnelles de socialisation (soumission à l’autorité du père et des institutions) se sont affaiblies.
Il est remarquable de constater, sur le long terme, la convergence des forces qui ont affecté et affectent les sociétés arabes (colonialisme, nationalisme issu des indépendances, islamisme) en ce qu’elles ont toutes voulu écraser la pensée critique au sein des sociétés. Malgré tout, des forces ont toujours émergé pour combattre le colonialisme, l’autoritarisme, l’islamisme.
Au total, de larges parties de la jeunesse dans les pays arabes se retrouvent doublement bridées. Par l’écart persistant entre ses capacités d’expression et les faibles opportunités de réaliser ces capacités, mais aussi par l’absence d’apprentissage de la responsabilité individuelle, de l’autonomie de pensée, du recul critique sur soi, de la compréhension de la complexité, des droits et devoirs de la citoyenneté qui traduisent l’émergence d’un individu incomplet dans des sociétés restées rigides. Ces jeunes « en mal d’être » forment ainsi une population réceptive aux discours sans nuances qui offrent des réponses simples à leur révolte confuse contre « les autres » et apportent du sens à leur vie.
Au Nord, des risques de déchirures du tissu social
Au Nord, et tout particulièrement dans les pays d’Europe riverains de la Méditerranée, une masse importante de jeunes subit avec une grande sévérité les effets de la dépression, avec un chômage massif21, un verrou social que ne lève plus un enseignement supérieur massifié, une perte de sens dans une Europe en grandes difficultés politique, sociale, économique, morale et symbolique. Une Europe qui voit
20. Driss Ghali, « Hooliganisme : La fin de l'exception marocaine », Huffington Post, 30 mars 2017.
21. Le taux de chômage des jeunes atteint 18 % en moyenne en Europe (octobre 2016), tandis qu’il s’élève, dans les pays d’Europe du Sud, à 29 % au Portugal, 44 % en Espagne, 26 % en France, 40 % en Italie, 47 % en Grèce (consultable en ligne sur le site de Toute l’Europe).
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diminuer son hégémonie sur le monde. Une Europe submergée par l’économisme, alors même que l’économie n’est vécue que sous ses aspects punitifs : déficits à combler, dette à rembourser, chômage persistant, retraite incertaine pour les jeunes, services publics et autres droits sociaux en recul. Cette dérive creuse les inégalités, accentue l’exclusion sociale, durcit les divisions au sein des sociétés.
Parmi la jeunesse, les jeunes migrants et issus de migrants cumulent les difficultés d’une intégration sociale et politique en panne et d’une stigmatisation qui pousse une partie d’entre eux à rejeter l’identification aux valeurs de leur pays de naissance22, au point que se développe en France un mouvement de refus de l’acquisition de la nationalité française à laquelle ils ont droit à leur majorité.
Comme le Sud avec l’islamisation des imaginaires sociaux, et pour des raisons en partie semblables, les sociétés du Nord connaissent une montée des crispations identitaires. Retour aux valeurs nationales fantasmées, affaiblissement par la mondialisation des ressorts mêmes qui avaient fait la force des pays du Nord (démocratie, égalité, droits à la critique, progrès scientifique), épuisement des organisations structurant le champ social (partis politiques, syndicats, Églises).
Un souffle de conservatisme, une demande d’ordre s’abattent sur les démocraties fatiguées d’Europe et des États-Unis, demande qui s’accommode contradictoirement de l’émergence de clowns, de provocateurs et d’escrocs comme dirigeants politiques. L’individualisme se radicalise au nord et entre en contradiction avec la démocratie dans ses formes classiques23. Ces phénomènes contribuent au développement de tendances xénophobes dans tous les pays du Nord qui trouvent des traductions électorales en miroir avec la montée des partis se réclamant de l’islam politique au Sud.
Ces tendances rencontrent celles qui traversent les communautés de culture musulmane présentes au Nord. Dans les pays du Nord où sont présentes des populations importantes d’origine immigrée de culture musulmane, la pression à l’islamisation pousse à une concurrence des normes au sein des sociétés (séparation des genres dans les piscines, halal dans les écoles, dispense d’éducation physique pour les filles, contestation du contenu de certains programmes d’enseignement).
Jusque-là, les sociétés du Nord n’avaient connu qu’une position de monopole dans la formulation des normes sur leur territoire, tandis qu’elles avaient une forte influence sur celles qui prévalaient dans les pays du Sud. Cet état de fait était considéré comme naturel. Désormais, les sociétés du Nord sont confrontées à la formulation d’autres normes sur leur propre territoire. Elles doivent s’opposer ou composer. Dans tous les cas, elles doivent affronter une situation totalement inédite pour elles, d’autant plus difficile que les personnels politiques de tous les bords ne proposent pas les outils pour prendre en compte cette réalité nouvelle et irrépressible, quand ils n’ont pas attisé ces craintes.
22. En France, le débat (avorté) sur la déchéance de la nationalité en 2016 a provoqué une exacerbation du rejet des institutions républicaines auprès de nombreux jeunes issus de la migration.
23. Marcel Gauchet,
La Démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.
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Comme au Sud, une partie de la jeunesse est perçue comme source d’insécurité. Tout spécialement en France, ce sont les jeunes des banlieues marginalisées qui deviennent l’emblème de cette insécurité. Sur les deux rives de la Méditerranée, un climat de crainte en direction des jeunes s’installe, qui ajoute au fractionnement des sociétés.
Au Nord, les deux mouvements identitaires qui travaillent en profondeur les sociétés jouent en miroir, se nourrissant l’un l’autre, provoquant des risques de déchirures sociales majeures.
Au Nord comme au Sud, des dérives vers l’extrémisme violent
Les sociétés et communautés de culture musulmane voient ainsi déferler sur elles deux courants puissants, potentiellement contradictoires : l’islamisation croissante des imaginaires sociaux et l’émergence de l’individu, mais d’un individu incomplet et exclu des opportunités sociales. À ces facteurs s’ajoute, au Nord, la montée de la xénophobie qui attise les replis et la perte de sens qui attirent des jeunes convertis vers les mouvements jihadistes radicaux.
Qu’en est-il du croisement de la montée de l’islamisation et de l’individualisme ? D’un côté, l’affirmation de l’individu ouvre des espaces pour questionner les normes, y compris religieuses, en refusant la transmission traditionnelle par les parents ou l’imam du quartier. Elle tend à s’affranchir des comportements de soumission à l’autorité, à s’ouvrir dans des rapports plus confiants avec l’autre sexe, à conforter l’affirmation de soi comme être unique, à se poser comme sujet...
L’accès à des libertés nouvelles s’accompagne de contradictions : les jeunes hommes revendiquent des relations avant le mariage mais cherchent ensuite des jeunes femmes voilées pour former leur union. Porter le voile est ainsi un atout pour trouver un mari !
Mais, d’un autre côté, l’individu « libéré » du contrôle social traditionnel peut plus facilement aller vers la délinquance, d’autant que les élites ne font souvent pas preuve d’une moralité à toute épreuve sur ce terrain. En outre, l’autonomisation dans l’accès à la connaissance religieuse livre ces individus « incomplets » à la propagande jihadiste, ne disposant pas de recul critique pour recevoir les messages martelés sur les réseaux sociaux qui offrent un excès de sens à des jeunes déboussolés, prêts à replonger dans une autre soumission.
Une partie des jeunes d’Europe issue de la migration de culture musulmane, mais aussi convertis, ainsi que des pays de la rive sud de la Méditerranée, s’engagent ainsi dans le jihad. Cet engagement procède d’un faisceau de causes dont la composition est variable selon les individus, les pays, la conjoncture politique au Nord et au Sud.
Parmi les motifs analysés, nous pouvons identifier : l’exclusion sociale ; le sentiment d’injustice face aux inégalités croissantes ; l’humiliation vécue et héritée, surtout dans les communautés de culture musulmane au nord (racisme, histoire coloniale, conflits du XXe siècle) ; la compassion humanitaire pour secourir les enfants
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bombardés par le pouvoir en Syrie; les ruptures familiales. Ces premières composantes relèvent d’une islamisation de l’engagement radical, mais n’épuisent pas les motivations possibles au basculement dans l’extrémisme violent.
D’autres motifs se combinent, en effet, et notamment la question identitaire, bien des jeunes du Nord ayant un « mal-être » à vivre leurs identités multiples. Mais il y a aussi la rédemption après une période de délinquance ; la conversion à l’islam et l’engagement avec le zèle du converti ; la dérive religieuse qui va de l’engagement piétiste dans les mouvements salafistes-wahhabites jusqu’au jihad. L’ensemble de ces dernières composantes relève de la radicalisation d’une partie des musulmans en tant que tels.
S’ajoutent des motifs tirés de facteurs prévalents dans les pays de départ pour le jihad, sur la scène interne (conception agressive de la laïcité portée par certains courants24) et dans la politique extérieure (engagement militaire au Proche-Orient, en Libye, en Afrique subsaharienne). Ces motifs peuvent se cumuler avec l’instrumentalisation par des acteurs extérieurs aux conflits pour former des alliances complexes et changeantes (et non transitives : l’ami de mon ami peut être mon pire ennemi) qui affectent cette région, et dont profitent les forces islamistes radicales en alimentant leur discours d’une agression généralisée de l’Occident contre l’Islam ou de l’Iran contre l’Islam sunnite.
Parmi le faisceau de motifs qui agissent sur la radicalisation, nous revenons sur la question identitaire, très présente au Nord où elle se combine largement avec la question sociale. Beaucoup de jeunes en décrochage social et citoyen n’assument pas leurs appartenances multiples : ils peuvent être tout à la fois français, algériens, kabyles, arabes, musulmans, européens, habitants de tel quartier. Ils ne connaissent pas toujours l’Histoire qui a conduit leurs parents à migrer vers la France, le pays ex- colonisateur, et l’histoire familiale sur ce sujet n’a été que rarement transmise.
Apprendre à assumer tranquillement ses identités multiples suppose la rencontre avec d’autres, en des situations positives ouvrant sur des perspectives d’inclusion sociale, professionnelle, symbolique. Sans cet apprentissage, une partie des jeunes se laisse entraîner dans une identité unique, fermée, hostile à toute autre. Et cette identité unique leur est livrée clé en main sur les sites jihadistes.
Au total, ce mouvement d’islamisation des sociétés de culture musulmane, au Sud comme au Nord, sert de base à la radicalisation d’une fraction de la jeunesse de culture musulmane. Cela traduit tout à la fois une islamisation de la radicalité, face aux humiliations, aux injustices, au double langage, au sentiment de domination laissé par les interventions extérieures des pays occidentaux sur les scènes locales et une radicalisation d’une partie des musulmans, attisée et financée de l’extérieur par les wahhabites, mais rencontrant des causes endogènes profondes, principalement liées à l’orientation acritique de la matrice éducative ancrée dans les sociétés et les
institutions des pays arabes.
24 Farhad Khosrokhavar, « Le fondamentalisme laïc fragilise la France des droits de l’homme et de la femme », Le Monde, 8 septembre 2016.

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La région méditerranéenne, sur toutes ses rives, est aujourd’hui en grande difficulté, entre désarroi, impuissance, violence extrême, exode de populations, soutien à la radicalisation politique ou religieuse. À des degrés divers, au Nord comme au Sud, les sociétés, en « panne d’avenir », sont prises de doute sur leur futur et même sur leur identité.
C’est sur la jeunesse du Nord et du Sud que pèse le plus lourd fardeau de ces difficultés : exclusion sociale et économique, croissance des inégalités, échec scolaire, chômage de masse (y compris, au Sud, pour les diplômés), perte de sens et des valeurs, conduisant souvent au repli communautaire, au décrochage citoyen. Les élites politiques, sur toutes les rives de la Méditerranée, n’ont pas pris la mesure de ces défis et laissent dans le désarroi de larges parties de cette jeunesse, l’offrant, démunie, à la propagande radicale. Les causes sont profondes, des deux côtés, les solutions complexes.
Au Nord, il en va de l’instauration d’une identité confiante et ouverte, sur la base d’une prise de conscience apaisée des nouveaux équilibres qui s’instaurent avec les puissances émergentes et les nouvelles élites de tous les pays du monde.
Au Sud, il en va de la remise en question des fondements mêmes de la transmission de la connaissance et du savoir-être, au terme d’un dur combat à mener contre les tenants de l’ordre cognitif établi. Dans tout le monde musulman, la douloureuse période actuelle offre l’opportunité, au-delà de la réduction du phénomène jihadiste, de desserrer le nœud formé depuis des siècles dans l’imaginaire social dominant par la fusion entre culture, religion, politique et idéologie, par une lecture des textes décontextualisée, qui privilégie la Loi sur la Foi, la norme sur la transcendance25. Des voix s’élèvent au sein des pays et sociétés de culture musulmane26 pour oser repenser ce que des êtres humains ont fait de l’islam. Ces bouleversements prendront du temps.
Les urgences environnementales pourraient bousculer ce temps long, d’autant que le sud de l’Europe et le nord de l’Afrique sont les zones de la planète les plus affectées par le réchauffement climatique. Le pire n’est jamais sûr.
Aouatif El Fakir, Jacques Ould Aoudia.
25. Bahgat El Nadi et Adel Rifaat, qui signent conjointement sous le nom de Mahmoud Hussein, ouvrent des voies dans cette direction : Les Musulmans au défi de Daech (Gallimard, 2016).
26. Rachid Benzine, dans ses engagements comme dans son ouvrage
Les Nouveaux Penseurs de l'islam (Albin Michel, 2004), explore activement ces nouvelles réflexions.